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a la dérive
5 mai 2006

Nouvelle

L’animal de compagnie

Les jours se suivent et se ressemblent. S’oublier dans la monotonie du travail est le seul moyen qu’il ait trouvé pour l’oublier.

Deux ans déjà qu’elle était partie pour un autre, comme les autres. Sa faute à lui ou leur faute à elles ? Il avait conclu, du fait que la plupart des hommes y arrivent très bien, et de l’inlassable répétition des ruptures subies que la première solution se vérifiait et donc en avait déduit qu’il n’était pas fait pour partager sa vie. Trop banal peut-être, trop rangé, pas spécialement beau ni sportif. Et outre ces considérations, il était souvent morose, pas spécialement drôle et encore moins jovial, conciliant et sympathique. Ses cheveux le fuyaient aussi vite que sa carrure se renforçait, et pas dans le sens des dictats de la mode. Mais il ne voulait pas cesser d’y croire.

Pourtant il ne cherchait même plus ; plus activement en tout cas. Après avoir essayé sans conviction les techniques les plus modernes, il en a été dégoûté. L’amour pour lui n’est pas une marchandise réductible à des critères de recherches sur Internet, ou à des résumés de sept minutes. Il n’avait que très peu d’amis, et quand bien même, il s’agissait de gens comme lui ; de collègues pour la plupart, par qui les rencontres de nouvelles conquêtes possibles était encore plus rare que les années bissextiles.

Le sexe ne posait pas le même problème. Il n’a jamais vraiment été un adepte maladif de ces plaisirs. Si une pratique occasionnelle lui semble nécessaire, elle lui est néanmoins suffisante. Ce besoin spontané et très animal peut alors plus facilement être assimilable à une marchandise, c’est certainement la raison pour laquelle ce type de service s’échange depuis la nuit des temps. Quelques dizaines d’euros suffisent et il y en a pour tous les goûts, même si les siens étaient très classiques. Il pensait qu’une consommation de ces plaisirs à intervalle bimestrielle restait raisonnable. Mais l’absence totale de sentiments et la touche de culpabilité (corollaires de prix versé contre ces services) ramènent le plaisir ressenti au minimum bestial.

Quelques années plus tôt, quand il avait un peu plus de cheveux, il lui arrivait encore de croiser de charmants regards dans la rue. Envoûtants, ceux-ci suffisaient à réveiller une confiance en son potentiel de séduction, même s’il se doutait que, la plupart du temps, celles qui se donnaient la peine de répondre à ses sourires ne le faisaient que par pure politesse.

Depuis six mois, il a pris un chien, recherchant un animal de bonne compagnie (pour changer). Lui n’exigerait ne se plaindrait pas de la morosité de son maître, chercherait à le consoler,  et il ne partirait pas pour un autre. A chaque fois qu’il rentrerait il serait heureux de fêter ce retour. Passées les premières joies du partage de sa vie avec un labrador, les premiers coussins déchirés et les premières crottes ramassées, bien que de réels sentiments soient nés, il a pris conscience que ce ne sont que des substituts destinés à lui faire oublier sa solitude.

Il allait courir deux fois par semaine depuis qu’il faisait vie commune avec  Toto. Cela permettait au chiot encore fou-fou de se défouler et donc de sauver les restes du mobilier d’intérieur de son maître. La présence de l’animal lui offrait des occasions de discuter facilement avec des inconnues, même si, encore une fois, il se rendait bien compte que ce n’était pas lui qui attirait leurs attentions.

Un soir, alors qu’il faisait son tour habituel, il croisa une femme assise sur un banc qu’il n’avait jamais vu auparavant. Elle était plutôt banale, n’avait rien de repoussant ; un peu comme lui en fait (sans la calvitie naissante). Elle ne prêtait pas d’attention au chien, mais  à lui ; et ce d’un regard triste et mélancolique qui faisait comprendre que la vie n’avait pas forcément été facile pour elle ; comme pour lui. Croisant ce regard, il réduisit sa foulée et ressentit une émotion tellement forte qui cristallisa sa pensée : « Elle semble si seule ». Mais il n’osa pas lui parler, ne s’en senti ni capable, ni invité : « Elle semble seule et vouloir le rester ».

Elle pensait la même chose de lui.

Les gens qui font des footings courent en général toujours aux mêmes endroits. Elle est revenue le lendemain sur ce banc, et cette fois elle s’adressa directement au chien pour lequel elle avait prévu une friandise. Comme elle l’espérait le maître aussi s’est arrêté, et comme elle l’avait pensé, il était aussi seul qu’elle.

Ils vécurent heureux, autant que peuvent se l’autoriser des gens qui se rapprochent dans le seul but de trouver de la compagnie. Mais ça fait deux ans qu’elle est partie, pour un autre, et elle a pris le chien. Il s’y était attaché. Et c’est pour ça qu’elle partie… avec le chien. Quand il aura fait le deuil de sa relation et du cabot, alors il en reprendra un autre, ou peut-être un chat. Il s’entendra peut-être encore mieux avec un animal aussi ingrat et solitaire que lui. Mais même le chien l’a quitté. Et s’il se rendait bien compte que l’animal n’y était absolument pour rien, il trouvait l’image plus que significative. L’animal de compagnie c’est lui ; mais ce sont les autres aussi. Tous des ersatz bons à faire oublier que passe le temps, que le bonheur ne demande qu’à s’enfuir.

Le pire est que maintenant il croit que son incapacité à vivre en couple est un choix : celui de ne pas s’attacher, de ne rien donner ni recevoir pour ne pas souffrir du manque de la rupture. Peu importe le matraquage médiatique montrant des couples heureux et nourrissant par la même la détresse des célibataires endurcis. Voir s’agiter ces inconscients l’incite à  s’exclure de la société de consommation tant matérielle que sentimentale. Alors il a choisi : on peut être heureux seul, en dehors de la norme ; du moment qu’on a un animal de compagnie.

Ses aspirations d’ermite ne dureront pas. Il récidivera bien vite, car dans un monde ou la solitude est si répandue, on croise souvent des gens seuls, et parfois certains avec le même état d’esprit, bien qu’on ne fasse pas de footing avec un chat. Et certains instincts nous convainquent que le bonheur se cache au bout du chemin, derrière la prochaine foulée ou à la prochaine boucle, là où on l’attend le moins puisqu’il n’y avait rien une heure plus tôt. L’expérience nous apprend que ce bonheur est tellement rare qu’il serait dommage de le rater, même s’il nous soumet à l’état d’animal de compagnie. 

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