L'éternel incompris
Il ne payait pas de mine avec son bonnet usé et son vieux manteau, mais ses ongles étaient propres ; son regard clair et perçant sentait le vécu, la plénitude. C’était celui d’un homme qui a compris les ficelles de la vie. Sa peau, travaillée par les années ne laissait plus de doute. Cet homme avait une histoire, était une histoire. Il voulait se raconter.
Il s’était assit en face de moi dans le wagon du train. Un moi excédé par l’annulation de la rame précédente suite à un « incident d’exploitation ». Quoi de plus flou que les excuses de la SNCF.
Dans le wagon, il y avait de la place à côté, en diagonale, partout, mais c’est en face de moi qu’il est venu s’asseoir, me forçant d’un regard plein de malice à retirer mes pieds du siège sur lequel il allait poser son séant. Ses premiers mots n’étaient que des mouvements de lèvres. Devinant le sermon pour mon manque de civisme, du genre « vous montez chaussé sur votre lit ?», je me suis platement excusé sans même ôter mes écouteurs puis je me suis replongé dans mon polar dont s’annonçait le dénouement. Mais je sentis un regard posé sur moi. En levant la tête, les lèvres bougeaient encore, et le regard pétillait de plus belle. Intrigué, et par respect surtout, je dévissai de mon oreille droite le haut-parleur miniature, mais n’entendant toujours rien, je fis de même pour le second, et malgré ça, je continuai à ne rien comprendre. Le maigre filet sonore s’écoulait dans un français plus qu’approximatif, un français mêlé de russe.
Les gens qui souhaitent communiquer et qui en prennent l’initiative (dans la région parisienne tout du moins) sont souvent les plus loufoques. Des gens qui, bien que partageant notre même espace-temps, ne sont pas sur la même planète. Ou alors ce sont des provinciaux. Ce n’est pas une insulte, bien au contraire (j’en était un aussi avant de me laisser entraîner par l’inertie de la morosité de la masse parisienne). Il y a aussi des immigrés qui, bien qu’ils aient l’air d’avoir un réel message à partager comme les autres courageux initiateurs de conversations ferroviaires, n’ont pas la maîtrise nécessaire de la langue leur permettant de l’exprimer. Parmi le flot de mots incompréhensibles, je n’ai pu en comprendre que quelques uns, avant qu’il ne se lasse de mes sourires et acquiescements de politesse et ne se mette à me parler qu’en russe. Certains termes ne sont venus qu’une fois, comme «Ouzbékistan, Gare de Lyon, à pied, France depuis 40 ans, imprévisible, physique, femme, trois enfants », mais entrecoupés par des mots d’une langue incomprise. Impossible donc d’élaborer une réponse. Une phrase par contre semblait lui tenir à cœur. Dès que mon regard décrochait de lui, il prononçait : « C’est ça la vie, personne ne sait ce qui va passer demain ». J’imagine qu’un « se » vient s’intercaler entre « va » et « passer ». Mais quand je lui répondais que c’était ce qui faisait sa beauté et son intérêt, c ‘est lui qui semblait ne pas me comprendre et se contentait d’un sourire de circonstance. Je n’osais plus ni lire, ni écouter de la musique ; plus seulement par politesse, mais parce que la passion qui nourrissait ses propos apparemment incohérents me laissaient entrevoir une clé pour décrypter son message.
Assise un peu plus loin, une jeune fille, lycéenne probablement, observait la scène avec attention, et je sentais dans son regard qu’elle n’aurait pas aimé être à ma place, qu’elle attendait même que je m’énerve sur ce vieux bonhomme inoffensif mais un peu collant. Elle n’a pas eu la chance d’assister à la réaction escomptée puisque je commençais à réellement m’intéresser à mon nouvel ami ouzbek, même si mon incapacité à le comprendre me dissuadait de le regarder dans les yeux. J’avais comme honte, mais dès que je levai une pupille c’est son regard souriant et heureux que je croisais, accompagné d’un « C’est ça la vie ». Il persistait et je sentais la clé espérée s’éloigner, incapable finalement de trouver le lien le plus ténu entre nous.
Je voyais cela comme une belle illustration de nos modes de vie actuels. Nous ne sommes qu’une foule de gens qui suivent chacun leurs chemins. La solitude est la norme quand on n’ose pas se livrer aux autres. Bien souvent, même en parlant la même langue, on se sent incompris. Et même si certains veulent partager, ils ne peuvent pas se trouver les uns les autres, car même si un échange de regard permet de lire en quelqu’un, il ne donne pas forcément le courage d’entamer une conversation. Rares sont ceux qui osent. Rares sont ceux qui écoutent ; et la compréhension est encore plus difficile que l’écoute. Car même quand la langue est commune, chacun donne un sens qui lui est propre aux mots partagés. L’évolution de notre société actuelle vient rajouter à ce problème. La multiplication des contacts et sources d’informations nous oblige à trier tout signal reçu. Face à cette masse, c’est la forme du message qui va attirer l’attention. La saturation de nos capacités réceptrices étouffent des vérités qui seraient pourtant bonnes à entendre. Mais elles sont difficiles d’accès puisqu’encore inconnues et pas forcément passionnantes au premier abord.
La capacité de communiquer de celui qui veut donner son message joue aussi. Comme si les gens qui avaient des choses intéressantes à dire ne pouvaient prendre le temps d’apprendre à bien les réciter, trop occupés qu’ils sont à penser en leurs termes à ces mêmes « choses intéressantes » qu’ils veulent partager, à aboutir ou améliorer une idée pour la rendre encore plus difficilement abordable aux autres.
Mais j’ai appris aujourd’hui que c’est l’envie qui compte. L’envie de délivrer un message ; peu importe que ce soit par un support accessible à son destinataire. De cette seule intention de partage, on peut déduire le contenu. Un mélange d’analyse de son interlocuteur et d’imagination suffisent. Elle est là cette clé : c’est l’utilisation de la bonne volonté qu’il faut combiner à la déduction et à l’imagination pour ce qui n’est pas directement perçu par les sens. Si c’est possible avec des inconnus énigmatiques, ça doit aussi l’être avec les gens que l’on connaît.
Et si l’ouzbek avait découvert la vérité sur la vie ? Et si il me donnait la formule de la pierre philosophale ? Ou encore la recette du bonheur ? Ou celle de la transformation de l’eau en pétrole ? J’ai compris qu’au moins il ne m’insultait pas.
Reste donc l’imagination.
Depuis quarante ans il descendait tous les jours à la Gare
de Lyon, puis allait à pied jusqu’à l’ambassade d’Ouzbékistan pour demander des nouvelles de sa femme et de ses enfants prisonniers politiques depuis que ce scientifique s’était expatrié pour fuir le communisme, et que le diplomate habitué à le recevoir lui répondait que la vie était imprévisible, que personne ne sait ce qui va se passer demain, que peut être il aura des nouvelles, alors qu’il sont certainement morts au goulag à cause de sa fuite, avant la chute du régime soviétique. Il a pourtant le sourire caractéristique du pèlerin, de celui qui a trouvé son but. Il ne sait pas ce qui est arrivé à sa famille, et au fond de lui, sait qu’il ne le saura jamais. Mais il ne peut s’arrêter de marcher vers la gare de Lyon. C’est son devoir jusqu’à ce qu’il apprenne leur mort. Mais d’ici là il a le sourire, car c’est ça la vie, on ne sait jamais ce qu’il se passera demain, alors il faut profiter d’aujourd’hui.
Un peu glauque, mais j’aime bien la morale. Mais cela aurait aussi pu être plus simple. J’aurais très bien pu comprendre qu’il me disait que j’avais de la chance d’être jeune et de vivre en France ; que c’est bien de lire et que j’avais une belle chemise, que je devais souvent aller en discothèque (je l’ai aussi entendu siffler ce mot) et avoir du succès avec les filles, ce qui n’est pas vrai du tout.
Toujours est il cela s’est terminé aussi rapidement que ça avait commencé. Juste avant la gare de Lyon, deux turcs se sont assis à côté de nous. Probablement lassé de mes hochements de têtes et absences de réponses, il a jeté son dévolu sur eux. Il leur a parlé en russe ; ils lui ont répondu en turc. Il leur serra la main après quelques échanges de salamalecs ; plusieurs fois. Eux non plus ne comprenaient pas le vieil homme mais semblaient amusés. Comme moi, c’est la vie bien remplie qu’ils ont vu à travers son regard ; qu’ils ont vu et respecté. Quand les mots ne suffisent pas, le regard est là, et lorsqu’il est intense, et vivant, le respect vient lui répondre.